Du 14 octobre au 7 janvier 2024, le musée Picasso d’Antibes dédie une exposition au peintre belge Yves Zurstrassen. Sous la direction de Jean-Louis Andral, directeur du musée Picasso, l’exposition « Jouer la peinture » présente une sélection d’œuvres de l’artiste, jamais ou très peu montrées au public. Divisée en cinq séquences distinctes, elle revient sur les productions d’Yves Zurstrassen de ces vingt dernières années, donnant à voir toute la diversité de l’œuvre abstraite et expérimentale du peintre autodidacte : huiles sur papier, grands formats de peintures et de nouvelles compositions usant de la technique de « recollage » développée par l’artiste.

À travers une sélection d’œuvres, Jean-Louis Andral, directeur du Musée Picasso, s’attache à explorer le plaisir du jeu inhérent à la pratique picturale d’Yves Zurstrassen. Cette sélection s’établit en plusieurs séquences, déployées dans les salles d’expositions du Musée Picasso à Antibes. Elle comprend une série de petits formats, d’huiles sur papier peintes entre 2006 et 2009, qui répertorie des formes et des gestes fondateurs aux évocations pariétales ainsi qu’une sélection de peintures de grands formats, réalisée entre 2010 et 2019, qui déploie la variété des jeux par laquelle se construit la vision picturale de l’artiste. L’exposition présente également deux ensembles récents, achevés en 2022, composés de variations sur un même thème – intitulé ENIGMA pour l’un, INDIGO pour l’autre – qui remettent les règles en jeu pour mieux les réactiver. Enfin, la dernière séquence dévoile une suite de « recollages » de 2021 et 2023 qui se joue des fragments récoltés durant le processus de collage/décollage propre à Yves Zurstrassen, en les associant dans de nouvelles compositions. Cette sélection, aussi singulière que précise, donne à voir ce que la joie et le jeu de peindre ont d’essentiel dans un parcours de plusieurs décennies ainsi que la très grande cohérence à laquelle l’historien et curateur Bernard Ceysson rend hommage en la restituant dans son contexte historique et international. L’exposition est accompagnée par la publication d’un catalogue intitulé Yves Zurstrassen Jouer la peinture, avec des textes de Jean-Louis Andral et Bernard Ceysson.

« J’ai toujours regardé la peinture énormément, mais, plus jeune, je ne regardais pas la même peinture qu’aujourd’hui. J’ai commencé à seize, dix-sept ans par les primitifs flamands. J’avais un ami dont le frère aîné était peintre, et nous allions souvent dans son atelier. J’aimais beaucoup ce grand frère qui était d’une culture extraordinaire, son grandpère était un très grand collectionneur wallon ; moi, je venais d’une famille industrielle, plutôt dans la littérature du côté de mon grand-père, mais pas avec cette forme de culture visuelle, et c’est vrai que c’était là mon premier contact avec la peinture, un contact alors sensoriel, avec cette odeur forte si particulière de la cuisine de la peinture. Et, très vite, ce que j’ai préféré faire c’est de peindre. Au début, c’était tout à fait expérimental, je suis un autodidacte, donc c’était le plaisir de toucher la matière, de faire des recherches, de faire des expériences. Je dirais que j’ai aimé être seul, et que cet acte de la peinture, je l’ai aimé passionnément mais je l’aime de plus en plus. J’affectionne particulièrement la phrase de Picasso qui dit qu’à partir des impressionnistes, tous les peintres sont autodidactes. Je trouve cela remarquable. C’est vrai qu’auparavant la tradition était celle des ateliers, où l’on reproduisait les techniques héritées de ses prédécesseurs. Puis, tout à coup, tout cela a explosé, la photographie est arrivée, les peintres ont perdu leurs repères, mais ils ont aussi trouvé la liberté. Me concernant, j’ai été très critique vis-à-vis de mes premières peintures, et j’en ai beaucoup détruites. C’est un long, très long apprentissage, la peinture. Pour moi, un tableau vivant c’est quelque chose qui est autonome, qui est une aventure personnelle mystérieuse, parce que détachée de ce que l’on connaît, avec une réelle prise de risque. Rilke a écrit que « les œuvres d’art naissent toujours de qui a apporté le danger. De qui est allé jusqu’au bout d’une expérience, jusqu’au point que nul humain ne peut dépasser. Plus loin on pousse, et plus propre, plus personnelle, plus unique devient une vie. Jusqu’en 1990, je peignais à la manière de l’expressionnisme abstrait. Et, à un moment donné, j’ai commencé à mettre des papiers imprimés de journaux dans la composition, puis à les retirer, cela faisait des fenêtres en fait, et ainsi ce n’est plus moi qui décidais, et j’ai beaucoup aimé cette façon de jouer. Le papier, je le posais puis je l’enlevais, en créant de très belles matières. C’était nouveau dans le faire. Et finalement, je les laissais et je peignais dessus. J’ai réalisé alors que si je laissais des fonds plus clairs, cela devenait un autre système où le hasard prenait le pas sur ce que je décidais moi-même. Mais ce papier sur les couleurs très claires laissait des traces de lettres et des formes un peu sales, comme chez les Dadaïstes aussi, et, pour pouvoir utiliser des couleurs très fraîches, j’ai décidé d’utiliser le papier journal vierge en achetant à l’imprimerie de grands rouleaux avant impression.

 

J’ai une grande admiration pour Matisse et en particulier pour ses derniers grands papiers collés. Pour Picasso bien sûr aussi, et pour les collages du cubisme. Mais j’utilise le papier de manière différente, plutôt pour réaliser des pochoirs. Les papiers que je découpe aux formes choisies ne sont pas collés, ils sont déposés sur la toile pour former la composition que j’ai choisie après de multiples essais, puis peints ; ensuite, successivement et progressivement, en fonction de la durée de séchage des couleurs qui les a recouverts, ils sont retirés très soigneusement pour laisser apparaître leurs motifs dans le tableau terminé qui reprend exactement les formes visibles du papier décollé. En fait, c’est la liberté du collage devenu pochoir qui permet ce retour à la peinture. Cette technique n’a cessé d’évoluer dans le temps. Ce n’est vraiment qu’à partir de 2000 que j’ai commencé à me dégager de tous mes guides, ces grands chocs dans ma vie, Pollock, Kline, De Kooning, et c’est alors devenu une vraie aventure, très fragile. J’affrontais en solitaire ces maîtres, et, à un moment donné, cela est devenu un jeu très personnel : je ne tenais plus à affirmer une force, ou ma personnalité. La peinture devenait un jeu très libre en fait, ce que je voulais, car j’ai toujours été dans la liberté et dans l’abstraction. […] Dans l’atelier, je suis seul avec un morceau de toile de lin pur de Flandre, les couleurs, de l’huile, le médium, qui est l’ossature de la peinture, et je vis des intensités absolument extraordinaires, faites de millions de petites découvertes de tous les jours, comme doit les connaître aussi un compositeur de musique. L’atelier génère une intensité que la vie ne me procure pas. Pierre Soulages parlait de son atelier où il n’y avait pas de fenêtres par lesquelles il pouvait être vu, pour exprimer le caractère intime de la création. Je ressens le même besoin de clôture de cet espace qui permet une forme de méditation. Lorsque je ferme la porte de l’atelier, tout un univers peut s’ouvrir. C’est extraordinaire, j’ai vraiment le sentiment de faire un voyage, de partir dans l’espace, et souvent, quand je peins en dormant la nuit, j’ai l’impression de voler, de m’envoler, un peu comme les Indiens qui partaient mentalement dans l’espace en scrutant des points dans le cosmos. Je crois beaucoup au voyage mental, avec la musique qui m’accompagne depuis toujours d’une façon extraordinaire lorsque je peins. En réalité, mes peintures sont aussi des rêves éveillés. Parce que je peins le jour comme la nuit. Le cerveau travaille beaucoup la nuit dans un demi-sommeil, et je trouve alors des formules. Je me réveille, je fais vite un petit dessin et, au matin, ces formules sont comme des clés pour le travail à venir. La peinture à l’huile, c’est incroyable parce que c’est infini, et au fur et à mesure que j’évolue, ma matière évolue encore en fonction des techniques que j’emploie. Dans le système que j’utilise aujourd’hui, par exemple, la question de la siccativité est essentielle : d’habitude, les peintres souhaitent que cela sèche rapidement, moi c’est tout le contraire : j’ai envie que cela sèche lentement, donc j’emploie des moyens très sophistiqués. Je sais que telle ou telle peinture va sécher pendant dix, quinze ou vingt heures, et donc quand je peux cacher mes couleurs et enlever mes papiers. C’est passionnant, et je connais parfaitement mon instrument, car cela fait maintenant quarante-cinq ans que je l’utilise, et il progresse encore. Je n’emploie jamais des toiles tendues à l’avance par les marchands. J’achète les rouleaux de vingt mètres, à partir desquels je peux réaliser tous les formats que je souhaite. Je préfère beaucoup réaliser moi-même les différentes étapes préparatoires à l’exécution proprement dite de la peinture, cela me calme et donne du respect pour le travail à venir. Œuvrer sur quelque chose que l’on a soi-même préparé, comme un artisan, est gage d’humilité et procure beaucoup de satisfaction. C’est pour cette raison que je tends la toile moi-même, comme pour accorder la peau nerveuse d’un tambour. Je suis un artisan. Balthus ne voulait pas qu’on dise de lui qu’il était un artiste. C’est le recul du temps qui met les artistes à leur juste place. Ce n’est pas à nous de nous dire artistes, c’est ridicule et absurde.

Je pense beaucoup au tableau que j’ai en tête avant de passer à sa réalisation et le temps a maintenant beaucoup plus d’importance pour moi qu’auparavant, aussi bien le temps de la conception que celui de la réalisation. Je compose mes tableaux par séries. Mais il peut y avoir des cassures et je peux passer à une autre série. Dans la série, il y a des risques, mais le passage à une autre série permet d’inventer un nouvel univers. Il y a toujours plusieurs séries en moi. Je travaille sur des séries parce que je trouve que lorsqu’on fait un tableau, ce n’est pas assez. C’est bien d’affirmer quelque chose : et quand on a trouvé cette chose, c’est bien de la répéter. Mais il faut que la répétition rime avec évolution. À un moment donné, tout a été dit dans cette série, et il faut alors en créer une autre. En réalité, je travaille à l’envers, je peins au futur antérieur, pour ainsi dire. Ce qui a été peint au début du travail sur une toile apparaît seulement à la fin de la composition. Le processus d’apparition, disparition, réapparition, est constitutif de l’œuvre qui est l’assemblage de ces étapes successives. Il y a là une forme de temps sédimenté dans ma peinture, qui exige beaucoup de concentration pendant plusieurs semaines pour chaque tableau, où s’exprime le contraste entre ce temps du faire, sa chronologie, et la simultanéité de la vision dans l’œil du regardeur lorsque le tableau est terminé. Je peins dans la rapidité du geste, mais le mouvement de la création est lent, et pour apprivoiser ma propre peinture, je dois m’en dégager, comme dans une rencontre. Quand je peins avec les couleurs, je joue beaucoup avec les complémentaires. Ce n’est pas possible avec le noir et le blanc qui sont plus radicaux, plus simples à traiter. J’aime faire chanter les couleurs, les faire vibrer ensemble et jouer de leurs accords. Il est difficile de faire chanter du blanc et du noir : on est tout de suite dans le signe, c‘est tout autre chose. Plus je suis libre dans mon travail, plus les tableaux viennent tout seuls et ce sont les tableaux qui feront leur chemin. Pour l’exposition d’Antibes, que je suis curieux de voir, car je ne peindrai plus de la même manière après, les tableaux qui ont été choisis n’ont quasiment jamais été montrés, et cela m’a permis de ressortir des toiles dont je vais retravailler les fonds différemment. Il existe en effet des tableaux où je trouve une gestualité dans le fond que je n’ai pas encore assez développée. Je vais rechercher des tableaux exécutés il y a huit ou dix ans, parfois des petits formats, parce que cela me nourrit. C’est l’image, c’est l’œil en mouvement qui me donne envie d’agrandir, de peindre différemment. Il y a des œuvres qui ne dégagent rien, il y en a d’autres desquelles émane une énergie dynamisante. Picasso gardait régulièrement dans ses ateliers des toiles qu’il aimait et qu’il ne voulait pas vendre, pour qu’elles restent près de lui, comme matrices éventuelles à d’autres tableaux. La présence physique des toiles dans l’atelier est aussi très importante pour moi. Certaines peuvent partir, d’autres doivent rester. Maintenant je pense que j’ai dans mes ateliers de quoi nourrir plusieurs vies. J’aimerais bien encore peindre pendant longtemps dans la même immense ivresse, parce qu’il y a trop de nouveaux horizons que j’ai envie d’ouvrir, en continuant de toujours jouer la peinture. »
Propos recueillis par Jean-Louis Andral, Bruxelles, le 19 avril 2023

Informations pratiques
Musée Picasso d’Antibes Château Grimaldi,
Place Mariejol
06600 Antibes

Ouvert tous les jours sauf les lundis
16 septembre – 14 juin : 10h – 13h / 14h – 18h
15 juin – 15 septembre : 10h – 18h